L'oeuf et l'oiseau
Une salle de théâtre noire. La scène est vide, à l’exception d’une petite valise bleue que la faible lueur de quelques projecteurs éclaire. Soudain, des projecteurs blancs s’allument, et entre Hime-Chan, en blouse blanche, les cheveux attachés en une queue de cheval très stricte. Elle traverse la scène d’une traite, l’air pressé. Puis elle revient au centre, à côté de la valise, en regardant vers les spectateurs.
Hime-Chan, gênée : Oh, c’est vous…
Elle cache dans son dos une calculatrice et une éprouvette.
Hime-Chan : Je… Je pensais pas que vous étiez toujours là, en fait… Disons que… j’ai eu du mal à tenir mes promesses…
Elle pose la calculatrice et l’éprouvette par terre.
Hime-Chan : Oui, bon, d’accord, soyons clairs : l’hebdomadaire et la mensuelle, je n’aurais pas le temps de m’y tenir…
Elle tortille ses mains.
Hime-Chan : Je suis débordée, j’ai même plus le temps d’écrire… Entre la bio, les maths, la physique-chimie, une prof de français incompétente, et mon équilibre mental qui requiert une certaine dose d’amour par semaine… Les mots, ça se pose pas tout seul sur le papier, vous comprenez bien…
Elle resserre sa queue de cheval nerveusement.
Hime-Chan : J’arrive encore un peu à lire, quand même… Mais pour vous en parler, c’est une autre histoire… Pas que ça me fasse plaisir, hein, bien sûr que vous me manquez. C’est juste… une question de temps… de fatigue…
Elle jette un coup d’œil à la valise.
Hime-Chan : Oui, oui, je sais. Je sais ce qu’il y a dedans. Mais je n’ai pas le temps de l’ouvrir ! J’ai encore la bio à réviser, et puis cet exo de physique qui me résiste, et cette satanée prof à contenter avec une dissert’ potable, j’ai pas le temps ! Il est tard…
Elle fixe les sièges, dans la pénombre. Elle a un sourire étrange, un peu triste, et hausse les épaules.
Hime-Chan : Il est tard, mais vous êtes là… Pfff… Bon… D’accord…
Elle s’assied en poussant du pied la calculatrice et l’éprouvette, prend la valise et l’ouvre tendrement. La lumière se fait moins blanche, un peu plus jaune. Elle sort un roman de la valise.
Hime-Chan : « Sa Majesté Des Mouches » ? C’est ce que je relis. Je voulais faire une mensuelle dessus. Ce roman est tellement… fort… puissant… violent…
Elle sourit, remet une mèche qui s’est échappée de sa queue de cheval derrière son oreille.
Hime-Chan : Définitivement, il faut que je vous en parle. Je ne peux pas vous laisser sans connaître cette merveille. Disons… que le Lapin le ferra pour moi. Disons que ses grignoteries ne seront plus mensuelles. Qu’elles arriveront quand je pourrai, quand je voudrai. Et puis il y a « La Grand-mère De Jade »… Cette perle… Ce… tournant littéraire, cette raison de lire et d’écrire…
Pensive, elle range le livre et fouille un peu, ressort une page couverte de mots.
Hime-Chan : Ah oui, c’est vrai, Brassens… Je pourrais faire le même compromis pour la chronique hebdomadaire… Ce serait bien plus simple… Ca me paraît bien, qu’est ce que vous en pensez ?
Elle relève la tête avec un sourire.
Hime-Chan : Oui, c’est bien, ça !
Elle détache sa queue de cheval machinalement et joue avec quelques mèches. Ses yeux qui fouillent la valise tombent sur une liasse froissée. Elle se fige.
Hime-Chan : Ah oui. Ca. Cette… nouvelle.
Elle se relève. La lumière se teinte d’orange.
Hime-Chan : Je vais être sincère avec vous. Je n’ai qu’une envie avec ce que j’ai écrit : le mettre à la poubelle. Je suis fière de certains passages, mais je remets tout en question, la forme n’est pas bonne, elle ne transmet pas ce que je voudrais. Si je veux que tout cela corresponde à mon idée, il faut que je réécrive quasiment tout… Je me demande même si l’idée que j’ai eue à la base pour ce texte était vraiment bonne. S’il est utile que je raconte une telle histoire. Qu’apporte-t-elle au lecteur ? Qu’a-t-elle d’intéressant ? De captivant ? Pas grand-chose de mon point de vue, même si je le voudrais… Alors… Je m’interroge.
Elle déboutonne la blouse, réfléchis, puis reprend la parole.
Hime-Chan : Je me bats depuis tellement longtemps avec moi-même… Je veux écrire, je le désire de toutes mes forces, mais ai-je les mots qu’il faut pour exprimer ce qui bat au fond de mon ventre, ce qui me ronge, ce qui m’obsède ? Ne suis-je pas qu’une enfant, ai-je ce qu’il faut pour donner à mon lecteur quelque chose qui vaille la peine d’être lu ? Je me suis déjà remise en question. J’ai déjà douté, et comme la première fois, c’est aujourd’hui à cause d’un livre que je m’interroge. J’ai pitié de mes poèmes, si vides, si creux. J’ai pitié de ceux que j’ai dupés avec mes faux-semblants, avec mes airs de fierté, avec ce mensonge de beauté dont je m’étais persuadée. Je n’ai fait que geindre, encore et encore, dans des mots toujours plus communs, toujours plus ternes. Je voulais approcher la grandeur de ceux qui m’ont appris à voler, je n’ai jamais été à la hauteur.
Elle enlève violemment la blouse et la jette par terre. Elle porte une robe rouge de tissu très léger. La lumière se teinte violemment de blanc, puis redevient orangée.
Hime-Chan : Mais ai-je le choix, perdue entre mes chiffres, mes mots savants, mes airs sages ? Mon visage de petite fille bien éduquée, mes manières douces, cette image qu’ils ont tous de moi ? Moi, la fonction carré, si sage, si régulière, si prévisible, dérivable à souhait, valable sur tout R ? Moi, la gentille petite scientifique qui suis la voie raisonnable que personne ne m’a tracée, mais que tous m’ont indiquée ? Moi qui rêve de livres et de musique, moi qui voudrais porter le doux nom d’artiste, moi, dont les couleurs ternes pâlissent un peu plus aux côtés des incroyables arcs-en-ciel que je côtois… Comme je les hais, tous ceux qui ont ce que je désire. Comme je jalouse leurs vers qui me transportent. Comme j’ai pleuré de n’être que ce que je suis, faible, docile, scolaire et moralisatrice.
Elle ébouriffe ses cheveux. Elle crie presque en s’adressant au public.
Hime-Chan : Mais qui a dit que je pleurerai encore ? Qui a dit que l’œuf, tout rond, tout blanc, ne se transformait jamais en oiseau ? Je briserai ma coquille, je déploierai mes ailes ! Mon chant sera celui que je choisirai ! Je ne renoncerai pas ! J’écrirai, des pages et des pages, des vers et des discours, des points et des virgules, j’écrirai pour vous, ceux qui me lisent, ceux qui m’aiment. Et tant pis si je jette mes mots parce qu’ils ne me vont pas, je recommencerai. Et je trouverai mon histoire. Celle qui vaut la peine d’être écrite. Celle que je saurai sublimer, épurer, et vous livrer telle que je la ressens.
Elle ouvre les bras et exécute quelques pas de danse.
Hime-Chan : Et en attendant, je chanterai. Et je lirai. Et je vous en parlerai. Dans cette valise, il y a « Starmania », l’opéra-rock. Parce que je veux vous en parler. Parce qu’il y a plein de choses à en dire. Peut être même que j’essaierai de le faire d’une nouvelle manière ! Et ma nouvelle. Que je veux reprendre. Et tout ce que j’ai encore à partager avec vous.
Elle s’arrête, s’avance vers le bout de la scène, les bras tendus.
Hime-Chan : Parce que vous êtes, vous, ceux qui toujours m’assiste sur la voie ingrate et imprévisible de l’écriture.
La lumière s’éteint.