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Les petits bouquins d'Hime-Chan
31 juillet 2019

J'vous sers un vers ? #7 Wajdi Mouawad, Incendies, Lettre aux jumeaux

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Bienvenue dans la chronique littéraire de la semaine ! Vous boirez bien quelque chose ?

Ah, le théâtre ! Monter sur les planches, donner du corps aux mots, laisser vivre l'histoire sur la scène et en sentir les échos dans son coeur lorsque se ferme le rideau. J'adore jouer : c'est aussi libérateur que formateur. Se prendre pour quelqu'un d'autre et laisser les spectateurs y croire, c'est apprendre, apprendre qui l'on est, qui est l'autre, comment il voit le monde...

Mais il y a deux rôles, deux personnages que je rêve de jouer depuis que je les ai découverts. Deux rôles de femmes déchirées par leurs idéaux, deux amoureuses de la liberté, la vraie, deux héroïnes dont le destin tragique a été immortalisé par deux immenses dramaturges. L'une s'appelle Antigone et ses mots sages de jeune fille rebelle ont été sublimés par la plume de Jean Anouilh. L'autre s'appelle Nawal et sa lettre intemporelle de mère est née de l'esprit de Wajdi Mouawad.

 

Lettre aux jumeaux

NAWAL : Simon,

Est-ce que tu pleures ?

Si tu pleures ne sèche pas tes larmes

Car je ne sèche pas les miennes.

L'enfance est un couteau planté dans la gorge

Et tu as su le retirer.

A présent, il faut réapprendre à avaler sa salive.

C'est un geste parfois très courageux.

Avaler sa salive.

A présent, il faut reconstruire l'histoire.

L'histoire est en miettes.

Doucement

Guérir chaque souvenir

Doucement

Bercer chaque image.

 

Jeanne,

Est-ce que tu souris ?

Si tu souris ne retiens pas ton rire

Car je ne retiens pas le mien.

C'est le rire de la colère

Celui des femmes marchant côte à côte

Je t'aurais appelée Sawda

Mais ce prénom encore dans son épellation

Dans chacune de ses lettres

Est une blessure béante au fond de mon coeur.

Souris, Jeanne, souris

Notre famille,

Les femmes de notre famille, nous sommes engluées dans la colère.

J'ai été en colère contre ma mère

Tout comme tu es en colère contre moi

Et tout comme ma mère fut en colère contre sa mère.

 

Il faut casser le fil,

Jeanne, Simon,

Où commence votre histoire ?

A votre naissance ?

Alors elle commence dans l'horreur.

A la naissance de votre père ?

Alors c'est une grande histoire d'amour.

Mais en remontant plus loin,

Peut-être que l'on découvrira que cette histoire d'amour

Prend sa source dans le sang, le viol,

Et qu'à son tour,

Le sanguinaire et le violeur

Tient son origine dans l'amour.

Alors,

Lorsque l'on vous demandera votre histoire,

Dites que votre histoire, son origine,

Remonte au jour où une jeune fille

Revint à son village natal pour y graver le nom de sa grand-mère Nazira sur sa tombe.

Là commence l'histoire.

Jeanne, Simon,

Pourquoi ne pas vous avoir parlé ?

Il y a des vérités qui ne peuvent être révélées qu'à condition d'être découvertes.

Vous avez ouvert l'enveloppe, vous avez brisé le silence

Gravez mon nom sur la pierre

Et posez la pierre sur ma tombe.

Votre mère

 

Simon pleure. Il pleure d'avoir perdu sa mère. Il pleure de ne l'avoir jamais connue. Il pleure d'avoir découvert les horreurs qu'elle a subies. Il pleure la mère que la guerre, que son pays, que son enfance au Liban lui ont volée. Lui, qui n'a connu que le Québec, qui n'a connu que le silence froid d'une maman qui ne voulait, ne pouvait pas parler, pleure pour celle qu'il comprend enfin, parce qu'il a retiré le couteau de l'enfance de sa gorge.

Et Nawal l'incite à pleurer, à verser ces larmes qui lui permettront de guérir, bercer le passé. Lui, le garçon, le boxeur, doit être celui qui, avec douceur, pardonne et avance malgré le passé. Avaler sa salive, cela signifie réapprendre des gestes simples, anodins, qui sont devenus impossibles : c'est réapprendre à vivre.

Quant à l'histoire avec un petit "h", c'est l'histoire de Nawal, l'Histoire des femmes, l'histoire et l'Histoire de la guerre du Liban, officieuse et officielle. Toutes sont en miettes, brisées sur le sol. Il faut tout reconstruire mais aussi se souvenir, ne surtout pas oublier, car ce serait trahir ceux qui peuplent ces souvenirs.

Jeanne sourit. Mais ce n'est pas un sourire de joie. C'est un sourire de colère. Son rire est ironique, violent, jaune, c'est celui de l'offense qu'elle porte dans sa chair. L'offense dont les femmes, faisant front ensemble, font une arme. Pourtant, Nawal a tout fait pour ne pas transmettre ses blessures à ses enfants. Son héritage, sa douleur, tout entiers contenus dans ce nom, "Sawda", elle les a gardés, elle les a tus. Son silence, c'était son amour pour Jeanne, pour Simon.

"Souris, Jeanne, souris", lui dit Nawal. Car tu as le droit d'être en colère. Contre ta mère, contre ton père, contre les Hommes et leur guerre, contre cette vie que tu n'as pas demandée, contre la colère dans laquelle se noient les femmes de cette famille.

Simon pleure. Jeanne sourit. Et leur mère leur parle.

Elle leur dit de briser le cercle vicieux, de jeter au loin cette pièce dont les deux faces, amour, haine, s'alternent sans cesse, indissociables. Il faut dépasser l'amour, il faut dépasser la haine. Grâce à la connaissance.

Nawal a appris à écrire. Elle a su, grâce à l'éducation, choisir sa propre voie (voix ?), sa propre histoire, et a décidé qu'elle commencerait là, sur la pierre tombale de sa grand-mère.

Savoir, pouvoir. Maintenant, les jumeaux savent. Ils ont ouvert l'enveloppe. Alors ils peuvent graver le nom de celle qui est enfin leur mère sur sa tombe.

Et lui pardonner.

 

Je vous encourage vivement à lire la pièce entière, Incendies, pour mieux comprendre tout le sens et la force que porte cette fin sublime que j'ai à peine effleurés ici. J'ai essayé de ne rien dévoiler de l'intrigue pour vous laisser la découvrir, et je ferai sûrement une chronique mensuelle sur cette oeuvre prochainement pour vous en parler un peu plus.

A bientôt autour de quelques vers, et surtout : lisez sans modération !

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Commentaires
P
J'avais vu Tous des oiseaux au TNP mais jamais Incendie... Et ça m'a l'air trè très bien MOI J'DIS...
Répondre
M
J'ai acheté cette pièce cette année. C'est un dramaturge très connu mais je n'ai encore rien lu de lui. Ce qui m'avait donné envie de le découvrir, c'est le film Incendie de Villeneuve. C'est un film très émouvant.
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